L’ONU et l’intelligence artificielle vues par Giuliano Da Empoli

EDITION FRANCAISE: La 80e session de l’Assemblée générale de l‘ONU est l’occasion de plonger dans ses coulisses grâce au nouvel essai éclairant de l’écrivain italien et suisse Giuliano da Empoli 'L’heure des prédateurs', qui analyse également l’impact de l’intelligence artificielle dans nos vies.
Giuliano da Empoli est l’un des plus fins observateurs de l’impact de la révolution numérique sur les sociétés. Dans son nouvel ouvrage L’heure des prédateurs (Éditions Gallimard 2025) il lève un pan du voile sur l’Assemblée générale de l’ONU qu’il a fréquentée lorsqu’il avait accompagné l’alors Président du Conseil italien Matteo Renzi, dont il était le conseiller politique, et plus tard le Président de la République française Emmanuel Macron.
L’essayiste italien et suisse a plusieurs atouts à faire valoir pour aider à mieux comprendre les enjeux culturels, politiques et économiques qui régissent le monde actuel : enseignant à Sciences Po Paris, président du cercle de réflexion Volta basé à Milan, membre du Conseil de surveillance d’ARTE TV et contributeur de la revue Le Grand Continent dont il dirige l’édition papier.
Par ailleurs, son premier ouvrage de fiction Le Mage du Kremlin, paru en 2022, a obtenu le grand prix du roman de l’Académie française, a été finaliste pour le Prix Goncourt 2022, et adapté en film par Olivier Assayas, qui a eu les honneurs de la Mostra du cinéma de Venise en août 2025.
« Comme le Waterloo de Fabrice del Dongo (personnage principal du roman La Chartreuse de Parme de Stendhal, ndlr), l’Assemblée générale des Nations Unies ne peut être vue dans son ensemble. Il y a la perspective des dirigeants convaincus d’être le moteur du monde, le plus souvent sujets à la nécessité, parfois capables de créer l’événement, pas toujours pour le meilleur », écrit Giuliano da Empoli en expliquant une contradiction évidente à propos de trois niveaux de personnes qui gravitent dans l’antre politico-diplomatique des Nations Unies.
« Les leaders, les conseillers et les gardes du corps, et multipliez-les par centre quatre-vingt-treize, le nombre de délégations nationales présentes à l’Assemblée générale. Chacun avec l’inébranlable conviction d’être au centre du monde. Même les Tuvalu. Même le Timor oriental. Vous commencerez à comprendre pourquoi les Nations Unies ne peuvent pas fonctionner. Mais peut-être aussi pourquoi nous ne pouvons pas nous en passer ».
Et l’écrivain de relever qu’il ne s’agit pratiquement que de corps masculins. « Moins de 10% des intervenants à l’Assemblée générale sont des femmes. Le patron des Nations Unies, Antonio Guterres, l’a déploré une nouvelle fois dans son allocution, mais il est peu probable que la situation évolue à court terme : l’ONU elle-même n’a jamais élu une femme à sa tête ».
En sera-t-il autrement lors de la prochaine élection au sommet du Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies fondée le 24 octobre 1945 ? Deux femmes venues d’Amérique latine sont candidates à ce poste : l’ancienne Présidente du Chili Michelle Bachele, et ancienne Haute-Commissaire des Nations Unies aux Droits de l’Homme, ainsi que l’actuelle Secrétaire générale de la CNUCED Rebeca Grynspan, originaire du Costa Rica.
Dans les coulisses de l’Assemblée générale
Une fois par an, l’Assemblée générale des Nations Unies est le moment où les hommes de pouvoir redeviennent des corps, constate Giuliano da Empoli. On attend ou on court, il n’y a pas d’entre-deux. C’est le rythme de l’Assemblée générale, qui est d’ailleurs celui de la politique au quotidien.
« Ce qui a changé par rapport à il y a huit ans, c’est que le socle sur lequel reposait l’ancien ordre s’est effondré. Si, au milieu des années 2010, les Brexiters, Trump et Bolsonaro pouvaient apparaître comme un groupe d’outsiders, défiant l’ordre établi et adoptant une stratégie du chaos, comme le font les insurgés en guerre contre une puissance supérieure, aujourd’hui la situation s’est inversée : le chaos n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants ».
L’intellectuel italien et suisse constate que le nouveau monde a remplacé de manière brutale le monde d’hier dont l’ONU défend des valeurs universelles depuis sa création.
« Si l’ancien monde supposait des garde-fous - le respect de l’indépendance de certaines institutions, les droits de l’homme et des minorités, l’attention portée aux répercussions internationales -, tout cela n’a plus la moindre valeur à l’heure des prédateurs ».
Dans ce monde nouveau, ceux que Giuliano da Empoli nomme les borgiens - en référence à la famille Borgia d’origine espagnole, influente à Rome et adepte de méthodes brutales à l’époque de la Renaissance, dont les membres les plus connus furent le pape Alexandre VI, son fils César Borgia et sa fille Lucrèce Borgia – « ont un avantage décisif car ils ont l’habitude d’évoluer dans un monde sans limites. Ils ne se contentent pas de résister à l’adversité, ils tirent leur force de l’inattendu, de l’instable et du belliqueux.
Donald Trump, puisqu’on parle de lui, est une forme de vie extraordinairement adaptée au temps présent ». Un autre dirigeant a emboîté le pas de l’actuel Président des États-Unis et pour lequel aussi seul compte le résultat. Comme le dit le Président de l’Argentine Javier Milei, dont le parti a gagné les élections législatives de mi-mandat en octobre 2025 : « Quelle est la différence entre un fou et un génie ? Le succès ! ».
Le monde nouveau et l’intelligence artificielle
Tout comme dans son précédent brillant ouvrage Les ingénieurs du chaos, consacré aux spin doctors, conseillers de l’ombre nationaux-populistes, Giuliano da Empoli décortique « l’assistant virtuel » comme le nomme Yann Le Cun, dirigeant du laboratoire de l’intelligence artificielle de Meta, groupe qui possède Facebook, WhatsApp et Instagram.
« Une révolution technologique que certains considèrent déjà comme l’un des jalons de l’histoire de l’humanité...Sous le contrôle des oligarques de la tech, l’interface à laquelle nous avons décidé de confier notre relation au monde jaillit de nos poches et fait corps avec nous, pour combler nos désirs avant même que nous ayons eu le temps de les formuler ». Ou l’internet comme outil de renseignement.
Attention danger avertit l’intellectuel italien et suisse : l’Intelligence artificielle se déploie sans aucun contrôle, aux mains d’entreprises privées qui s’élèvent au rang d’États-nations. « Comme les borgiens, l’IA se nourrit du chaos et en extrait la surprise. Plus qu’artificielle, l’IA est une forme d’intelligence autoritaire, qui centralise les données et les transforme en pouvoir.
Le tout dans l’opacité la plus totale, sous le contrôle d’une poignée d’entrepreneurs et de scientifiques qui chevauchent le tigre en espérant ne pas se faire dévorer ». Au XXIe siècle, le clivage décisif devient dès lors celui entre l’humain et la machine. Dans quelle mesure nos vies doivent-elles être soumises à de puissants systèmes numériques - et à quelles conditions ? Constat amer et inquiétant : « Le bon sens et la sensibilité d’un être humain ont délibérément été écartés ».
Rencontre :
Giuliano da Empoli sera l’invité de la Société de Lecture, sise Grand-Rue 11 – 1204 Genève
Mardi 18 novembre à 20h30. Entretien mené par la journaliste Manuela Salvi,
Informations et réservation obligatoire : Email: secretariat@societe-de-lecture.ch
Luisa Ballin est une journaliste Italo-suisse qui collabore régulièrement avec le magazine Global Geneva.
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